Ce que nous devons à la Grèce
La Villette et le Théâtre de la Ville s’associent pour présenter la nouvelle fresque de Dimitris Papaioannou. De l’Antiquité à l’actualité, personne n’a jamais réussi une telle plongée dans les origines de la pensée d’Europe pour nous parler du monde actuel, par d’inoubliables compositions de corps et d’images.
Dimitris Papaioannou est devenu une vedette mondiale en mettant en scène les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux Olympiques d’Athènes en 2004. Mais c’est depuis sa création Still life que l’Europe entière se l’arrache. Il sera de retour à Paris en juillet 2019 avec une création pour le Tanztheater Wuppertal, la célèbre compagnie fondée par Pina Bausch, sur laquelle il est en train de travailler en ce moment même.
La peinture au cœur
Pour comprendre pourquoi Papaioannou est l’artiste du moment, il suffit de voir The Great tamer qui s’apprête à faire escale à la Grande Halle de La Villette. Cet ancien dessinateur est au fond un artiste visuel et il aborde ses créations exclusivement par l’image à créer. Et quelles images ! Les corps et la scène sont sa palette et sa toile, ses pinceaux et son fusain. Son style englobe tout ce que l’histoire de la peinture et de la sculpture a pu voir, de Rembrandt à Magritte, de Botticelli au Bauhaus, du Greco à Escher.
Quand il met en scène le corps masculin, sa touche est d’une sensibilité infinie, empreinte de la sculpture antique et des peintres de la Renaissance. Dans sa jeunesse, Papaioannou illustrait des magazines gays. Et aujourd’hui encore, il dessine et crée, en dehors de ses mises en scène. Mais il ne montre à personne ce qu’il couche sur papier, dans la plus grande intimité. « Je ne dévoile qu’une partie de ma créativité. Mais la composition visuelle est pour moi un enjeu vital. » Aussi aborde-t-il chacune de ses créations par des esquisses qu’il transpose dans le corps des acteurs, pour laisser surgir la pièce comme si elle surgissait par sa propre volonté. Ce n’est que dans la dernière phase de travail qu’il définit le sujet et le titre.
Un univers universel
Papaioannou excelle dans la composition d’images profondément troublantes, impossibles à créer dans un spectacle de danse contemporaine pur. D’où la sensation de découvrir un art différent, qui n’est autre que celui du mime et du théâtre corporel. D’où l’impression qu’un Josef Nadj ne renierait pas ces costumes de ville noirs des hommes, les situations absurdes, la précarité des équilibres, la peine du labeur des hommes, parfois visités par des divinités glamoureuses, souterraines ou lunaires.
Ayant débuté sa carrière artistique dans les fameux squats d’Athènes, Papaioannou opère une prise de conscience par rapport à ce fil invisible mais fortement palpable qui lie l’Occident actuel aux origines de son théâtre et de sa philosophie. Mais il a aussi étudié le butô, cette danse à la fois japonaise et expressionniste. Quand il évoque ses pièces aujourd’hui, il parle de « cirque absurde », ou du rêve de celui-ci.
Le grand dompteur, c’est nous !
Le « grand dompteur » (Great tamer) est ici l’humain, toujours taraudé par ses pires instincts, auxquels il se doit d’apporter, tous les matins, une réponse. Par l’art ou par la volonté. Si ce travail n’est pas fait, il arrive des drames comme celui qui est à l’origine de The Great tamer. Un jeune Grec, harcelé sur les médias sociaux, fut attaqué et poursuivi par ses « amis ». En essayant de sauver sa peau, il tomba et mourut, enseveli dans la boue. Pas étonnant que ce fait divers ait attiré l’attention d’un Papaioannou qui fonda, en tant qu’étudiant, une troupe qui devint légendaire en son pays : Edafos Dance Theatre. Edafos, c’est le sol, c’est la terre.
C’est ce même rapport organique, désespéré, apocalyptique et mythologique au sol et à la terre qui a construit The Great tamer avec sa dramaturgie, sa scénographie et ses images de corps paradoxales, surréelles et autrement fabuleuses. Le plancher incliné accueille ces hommes universels comme sur une plage, sur la lune ou dans un champ de blé fécondé par Demeter en personne.
Le sous-sol de la lune
Quand les trappes s’ouvrent comme pour surprendre les pieds des hommes qui courent, le sous-sol s’ouvre sur un vide aspirant et des champs de cendres. Mais les protagonistes y trouvent aussi des invitations à rêver en se baignant et sont surpris par tel Narcisse ou telle Diane. Car l’eau est l’autre élément qui joue un rôle primordial, dans les paysages grecs comme dans The Great tamer, où le plaisir du bain de soleil se transforme en funérailles, à chaque fois que le drap blanc se change en linceul.
C’est l’un des leitmotivs de ce spectacle bouleversant. Papaioannou a ce talent-là aussi, celui de créer des métaphores si intimes, inquiétantes et en même temps fascinantes de beauté que chacune de leurs réapparitions fascine à nouveau. Comme si on regardait les vagues déferler sur les grains de sable que nous sommes. Il n’y a pas d’excuse de ne pas avoir vu un spectacle de Papaioannou. Seulement l’espoir de trouver une place la prochaine fois…
Thomas Hahn
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